Un débat contradictoire mais apaisé a rassemblé le vendredi 27 septembre dans la salle de rédaction de la RDN une demi-douzaine de stratégistes engagés dans les questions européenne et de sécurité. Une problématique préalable rappelée en annexe l’imputait à la forte transition stratégique de la planète et dégageait deux préoccupations principales, à l’Est l’affirmation de puissance russe, au Sud la pression migratoire. C’est autour de ces deux axes et de la pertinence des structures chargées de les contrôler que s’est développée une discussion studieuse et animée.
Une première séquence a permis d’exposer une analyse qui nous vient du monde scandinave de cinq tendances qui structurent la sécurité des pays européens : les questions de leadership avec ses acteurs majeurs (Trump, Poutine, Xi) et ses perturbateurs turbulents (Erdogan, Salvini, Orban, Bojo …) et leurs dialectiques spécifiques. Les questions climatiques et leur impact sur les migrations massives vers les villes et vers les côtes qui affectent tous les continents ; la maritimisation accélérée du monde avec l’avènement d’une nouvelle Méditerranée en Océan Indien et l’installation de riverains compétiteurs. Enfin, la haute technologie qui a fait muter la guerre, l’a déshumanisée, l’a démilitarisée.
Cet exposé a été complété par une présentation de la conflictualité rampante en mer Baltique, l’une des trois « mers intérieures » du continent européen avec la Méditerranée et la mer noire (voir LV 127). On rappelle que dans cette mer de faible profondeur circulent 40% du trafic maritime russe aujourd’hui, que, à part l’enclave de Kaliningrad, beaucoup de ses riverains sont membres de l’Otan et tous le sont de l’UE sauf la Norvège. La Russie qui s’y sent confinée cherche à peser sur ses équilibres internes. Ses voisins directs ressentent cette pression comme une menace directe, notamment les pays baltes, du fait de leur faible profondeur stratégique. Tous demandent aux Américains une forte réassurance stratégique de l’Otan, à l’exception de la Finlande qui cohabite avec la Russie depuis qu’elle a été détachée de la Suède par le compétiteur stratégique tsariste. Ils demandent un renforcement préventif amont pour contrer cette culture de glacis de la Russie qui a montré récemment en Syrie et dans le Donbass sa capacité à mener des combats hybrides et des pressions ambiguës. On peut estimer que la Russie a réussi en s’affirmant à contrer l’Otan, à fragiliser l’Europe, à la diviser et à se rapprocher de la France. Sa campagne de désinformation générale crée les conditions d’erreurs d’interprétations régulières sur ses intentions réelles. Face à cela il est important de développer une véritable stratégie militaire européenne de la Baltique. En Baltique pourtant, les perceptions inquiètes sont beaucoup plus crisogènes et décisives que les faits avérés.
Un complément classique de cette perception portant sur la pression migratoire qui s’exerce dans le bassin de la Méditerranée centrale et autour de Gibraltar a complété cette présentation de l’inquiétude stratégique ambiante en Europe.
On a noté dans cette première séquence que ces différentes perceptions ne se recoupaient pas et que les tensions qui s’exerçaient à travers la mer Baltique et la Méditerranée, « nos deux mers intérieures » n’avaient ni les mêmes caractéristiques, ni les mêmes causes et encore moins les mêmes remèdes.
Mais ce sentiment d’insécurité rampante est partagé par la plupart Européens, pour des raisons qui les divisent ; il concerne de façon distincte leurs partenaires américains.
Une deuxième séquence a permis d’évoquer la pertinence des réponses institutionnelles, européennes et atlantiques apportées à la fragilité ressentie en Europe.
On est parti de l’évidence d’une période de 60 ans de paix en Europe sans conflits, une durée vraiment historique dans l’histoire heurtée du continent. Et ce, malgré les révisionnismes russe, musulman et maintenant chinois. Le modèle européen qui a pu grandir sous la protection de l’Otan est vu comme en progrès et il se renforcerait ; il rallierait de mieux en mieux ses détracteurs endurcis, en Grèce, en Italie et Portugal. L’intégration européenne serait aujourd’hui une piste bien balisée et communément acceptée, malgré l’accident britannique. Mais de son côté, l’Otan qui aurait dû être dissoute après la Guerre froide a été prolongée sous la double réalité d’une inquiétude diffuse des pays Peco et de la volonté américaine de continuer à vendre de l’armement aux Européens malgré leur tentation d’encaisser les dividendes de la paix. Chacun pour des raisons différentes, Russes et Américains ont de fait entretenu une dynamique de tensions en Europe. L’avenir de la stabilité du continent passerait par la mise en place d’une organisation européenne de sécurité et de défense capable de prendre le relais de l’Otan. Les Européens disposent en fait de tous les atouts industriels et technologiques pour y parvenir, eux qui dépensent tous ensemble 200 G€ par an pour leurs moyens militaires. Quant à la dissuasion nucléaire qu’apporte la puissance militaire américaine, elle pourrait être utilement centrée sur la capacité nucléaire française dont la garantie serait étendue aux autres États membres. Le récent retour de Paris à un dialogue étoffé avec Moscou est sans doute un élément d’apaisement général mais aussi pour certains pays un contrepied qui fragilise la cohésion européenne. La présence annoncée du Président de la République sur la place Rouge le 9 mai prochain leur apparait déplacée. On hésite sur la capacité militaire russe dont la puissance reste relative comme elle l’a montré dans sa friction avec l’Ukraine où elle a développé une stratégie ambigüe.
Pour les tenants de la défense européenne, UE et Otan se complètent pour sécuriser le continent européen. L’Otan est l’assurance vie face à l’Est et sa présence renforcée à l’Est est une garantie précieuse. Mais l’UE est en passe d’acquérir son autonomie stratégique ; capacité d’appréciation, d’exécution, industrielle. L’ensemble des avancées institutionnelles récentes va consolider cette nouvelle aptitude stratégique. L’ensemble des opérations conduites par l’UE sur différents théâtres depuis quinze ans montre la variété et la souplesse de l’action stratégique des Européens.
Un rappel est fait de l’entreprise CSCE/OSCE depuis la Charte de Paris (1990), les MDCS, le document FCE et l’accord « ciel ouvert européen » qui rendent la sécurité européenne coopérative et indivisible. Ces dispositions doivent permettre d’éviter les accidents de sécurité en Europe. Pourtant on note que la Russie a suscité la CEI et l’OTSC et adhéré à l’OCS chinois.
Donc pour les experts engagés, la combinaison des réponses apportées à l’insécurité ambiante est suffisante pour encadrer stratégiquement le continent européen.
Une dernière séquence contradictoire a fait apparaître des nuances fortes et de plus nettes oppositions entre ces points de vue. Tout d’abord sur la double évolution actuelle qui est la marque d’un temps nouveau avec la démilitarisation de la guerre et sa déterritorialisation par son transfert vers de nouveaux champs d’affrontement dématérialisés et décisifs (les espaces monétaire, spatial, cybernétique, océanique, normatif, juridique …). On a relevé aussi la généralisation des protestations populaires qui discréditent les modèles démocratiques et la militarisation qui se généralise de la criminalité transnationale. Aussi les modèles militaires de l’Otan et de l’UE et leurs capacités de planification de force et de défense sont-ils devenus en partie obsolètes. A été évoquée au plan géopolitique la position ambiguë de la Turquie et le fort potentiel crisogène de sa position à l’égard de Chypre. En cas d’action militaire, qui sera avec qui ? Puis le fait que la position américaine à l’égard de l’Otan était elle aussi ambiguë ; 85% des militaires américains méconnaissent l’Otan comme l’UE et ne s’en sentent pas solidaires. On a noté que les alliances américaines avec l’Europe, le Japon ou la Corée étaient toutes construites sur le même modèle suprémaciste avec des obligés et des clients sommés de suivre et maintenant de financer les intérêts américains. On a aussi douté de la validité géostratégique d’une « Europe de la Défense » qui laissait une ligne de division stratégique au cœur de l’Europe et présentait le voisin russe comme un challenger dangereux. On a dénoncé une Europe enrôlée dans une posture subalterne et se retrouvant de facto comme le flanc oriental d’un Occident dirigé de Washington. On a rappelé que le continent européen était un centre stratégique et un cœur de civilisation avec trois axes complémentaires, eurasiatique, euro-méditerranéen et euratlantique, que tout modèle qui écartait l’une de ces dimensions empêchait l’Europe de prendre sa place dans la géostratégie mondiale. Le front stratégique était donc à la fois dans la consolidation des valeurs communes et des droits fondamentaux des peuples européens, dans le maintien scrupuleux de la paix et de la coopération entre les nations européennes et dans la recherche d’un nouveau cadre politique et institutionnel pour sécuriser l’Europe, protéger et rassurer les peuples européens.
Pour les uns, l’épreuve actuelle du Brexit va libérer des hypothèques anciennes mais pour d’autres, il faut désormais rechercher un nouveau métasystème stratégique européen qui d’une part récupère et intègre les acquis stratégiques issus de la Guerre froide et d’autre part mette fin à la concurrence effrénée entre États membres sur la base de l’acquis communautaire préservé, constitue un modèle de coopération étatique souple et ambitieux.
Reste à savoir quel rôle la France doit jouer en matière de sécurité sur le continent européen et quels sont les partenaires sur lesquels elle peut compter. À défaut de savoir répondre à cette question, la France est condamnée à compter d’abord sur ses propres moyens pour défendre ses intérêts.
Sans rapprocher leurs points de vue, les participants à ce débat apaisé ont montré l’ampleur des divergences profondes qui subsistent entre les tenants d’une intégration stratégique européenne toujours plus poussée, ceux d’une alliance militaire vigilante et protectrice dirigée par les États-Unis, et ceux qui ne voient pas dans les systèmes hérités des guerres mondiales et de la Guerre froide des héritages stratégiques appropriés pour prendre en charge la conflictualité d’un continent qui cherche encore sa place dans une planète de plus de 7 milliards d’habitants dont la transition stratégique est en cours.
Problématique de l’insécurité européenne
- Un véritable sentiment d’insécurité a fini par s’installer en Europe 30 ans après la Guerre froide qui a pour effets de fragiliser la dynamique intégratrice de la construction européenne, de diviser les États membres, de précariser les actions de sécurité de l’UE et de s’en remettre pour la protection européenne ultime à l’Otan.
- Pour certains en effet, ce sentiment d’insécurité est surtout un objet construit sur les bases d’un ressenti négatif de la mondialisation et de relativisation de l’Europe dans le monde occidental et la société mondiale, un simple moment de transition à passer.
- Pour d’autres, il a des racines objectives graves du fait d’une nouvelle affirmation de la puissance russe à l’Est, d’une pression migratoire irrépressible au Sud et de la perspective d’un duopole américano-chinois. La réponse à apporter à cette tension serait soit dans une intégration occidentale plus poussée sous leadership américain, soit dans le développement d’une personnalité stratégique européenne vraiment autonome dont les prémices seraient aujourd’hui établies.
Il est difficile de statuer collectivement sur ce sujet tant le regard que l’on porte dépend d’où l’on se trouve, à Lisbonne, Rome, Bucarest ou à Riga, Helsinki, Varsovie, Budapest ou Dublin. De Bruxelles, de Strasbourg ou de Genève, c’est encore bien autre chose que l’on perçoit. Il est d’autant plus difficile d’en traiter sérieusement que les récits nationaux encadrent fermement les notions de sécurité, de défense et d’alliance et que le rapport à la puissance sous tous ces aspects est l’affaire de chaque pays. L’insécurité est donc autant un facteur de socio-psychologie nationale que de géopolitique internationale. On comprendra donc qu’y faire face à 27 ou 28 n’est pas chose aisée.
Pourtant, on dispose d’outils ou de stratégies variées héritées de l’époque moderne et articulées autant sur le droit international, l’ONU et sa charte (1945) que sur le partage de Yalta qui a conduit à établir les traités de Washington (1949) établissant l’Alliance atlantique, de Rome créant les CEE (1957) ou de Lisbonne (2009) structurant l’UE et ses 27 États-membres. Tous ont conduit à définir en Europe un espace organisé pour son développement et structuré pour sa sécurité.
Aucun n’a réussi pourtant à englober l’espace européen de l’atlantique à l’Oural dans une architecture de sécurité stable et fiable qui apaise les contreforts proche-asiatiques et nord-africains de l’Europe. L’Otan et ses partenariats, l’UE et ses voisinages ont créé des biais et des frustrations importants. On a affiché en France deux dogmes non discutés : les actions de sécurité dans l’Otan et dans l’UE sont complémentaires ; le retour en sécurité intérieure de nos actions extérieures est positif. On a soutenu sans discrimination toutes les actions entreprises dans le cadre de la PECSD dont l’échec pourtant patent est présenté comme provisoire. On annonce avec aplomb que le temps est venu (IEI, Fedef …) et que la sécurité est à portée de main. Pourtant l’UE actuelle reste un nain stratégique. Les Scandinaves et Baltes d’un côté, les Euro-méditerranéens de l’autre sont inquiets et le disent.
Telle est la problématique géopolitique actuelle. Sur elle se greffent des questions sécuritaires lourdes, la question ukrainienne, la question syrienne, les tensions du monde arabe en Égypte, Libye, Algérie. C’est l’objet principal de ce débat.
LV